Luaute 2007 Absinthism the fault of doctor Magnan


L �volution psychiatrique 72 (2007) 515 530
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Ouvertures
&
L absinthisme : la faute du docteur Magnan
Absinthism: the fault of doctor Magnan
Jean-Pierre Luaut�*
M�decin, 25, rue de la R�publique, 26100 Romans, France
Re�u le 6 mars 2007 ; accept� le 14 juin 2007
Disponible sur internet le 24 juillet 2007
R�sum�
La loi d interdiction de l absinthe fut vot�e, au d�but de la Grande Guerre, sous le coup de l �motion
ą la suite d une manipulation de l opinion publique, et de ses repr�sentants ą qui l on avait fait croire
qu il s agissait d une boisson qui engendre une folie criminelle. La campagne des abolitionnistes, au-
delą de profondes raisons �conomiques, politiques et morales s appuyait sur des arguments scientifiques
qui avaient pourtant, d embl�e, �t� contest�s. Valentin Magnan en d�fendant la r�alit� d un absinthisme
diff�rent de l alcoolisme a jou� un r�le d�terminant dans cette campagne. L enquęte historique montre
qu il s �tait laiss� s�duire par une observation particuliŁre et qu il avait ainsi commis une faute d inf�-
rence. Puis, ayant d�couvert l effet hautement convulsivant chez l animal de l essence d absinthe, il
s �tait convaincu que la boisson elle-męme, �tait responsable d une comitialit� sp�cifique (alors męme
que la quantit� d essence y �tait infime). Sa deuxiŁme erreur para�t provenir de son attachement aux prin-
cipes de � la m�decine exp�rimentale par la fausse �vidence que lui apportaient les crises convulsives
qu il obtenait facilement avec l essence. La passion qu il mit par la suite dans son combat contre l alcoo-
lisme, dont la progression �tait foudroyante, et dont la consommation d absinthe �tait pour une grande
part responsable, ainsi que l absence de critiques d un entourage d�f�rent, ne lui permirent jamais de cor-
riger son erreur. L �pilepsie absinthique fut rapidement remise en cause sur des arguments cliniques et de
bon sens, tandis que la r�alit� d une folie criminelle ne r�sista pas ą une enquęte �pid�miologique pion-
niŁre demand�e par Georges Clemenceau.
� 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits r�serv�s.
&
Toute r�f�rence ą cet article doit porter mention : Luaut� JP. L absinthisme : la faute du docteur Magnan. Evol
psychiatr 2007;72.
*
Auteur correspondant. (J.-P. Luaut�).
Adresse e-mail : jean_pierre_luaute@hotmail.com (J.-P. Luaut�).
0014-3855/$ - see front matter � 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits r�serv�s.
doi:10.1016/j.evopsy.2007.06.004
516 J.-P. Luaut� / L �volution psychiatrique 72 (2007) 515 530
Abstract
The law forbidding absinthe was voted under the stress of emotion at the beginning of the First
World War following a manipulation of the public opinion and of his representatives who were made to
believe that absinthe was a beverage which caused a criminal madness. Beyond deep economic, political
and moral reasons, the campaign of the abolitionists relied on scientific issues which, nevertheless had
been challenged from the outset. In defending the reality of an absinthism different from alcoholism, Va-
lentin Magnan played a decisive role in the campaign. The historical survey shows that he let himself be
won by a singular case and thus made the mistake of inference. Then, having discovered the highly con-
vulsive effect of the essential oil of absinthe, he convinced himself that the beverage itself was responsi-
ble for specific epilepsy (although the amount of the essential oil in the beverage was tiny). His second
mistake seems to have come from his commitment to  m�dicine exp�rimentale through the false evi-
dence displayed by the convulsive fits he so easily obtained with the oil. The passion he put afterwards
in his fight against alcoholism, the progression of which was mainly coming from absinthe consumption,
as well as the lack of criticism from his deferential circle, did not allow him to ever correct his mistake.
The epileptic absinthism was quickly called into question upon clinical and common sense issues, while
the reality of a criminal madness did not resist the pioneered epidemiological investigation asked by
Georges Clemenceau.
� 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits r�serv�s.
Mots cl�s : V. Magnan ; Absinthisme ; �pilepsie ; M�decine exp�rimentale ; G. Clemenceau
Keywords: V. Magnan; Absinthism; Epilepsy; Experimental medicine; G. Clemenceau
Le respect que m�rite l Suvre de Valentin Magnan, l un des pŁres fondateurs de la psychia-
trie fran�aise, n interdit pas de souligner sa responsabilit� dans la campagne qui aboutit ą une
quasi-v�rit� officielle concernant la nocivit� de l absinthe, v�rit� qui a �t� ą l origine de son
interdiction. Voici ce qu �crit ą ce sujet Paul S�rieux dans sa biographie parue en 1921 : � en
d�montrant la grande toxicit� de l essence d absinthe, il a fourni au l�gislateur un puissant
argument pour frapper la liqueur d absinthe d un imp�t trŁs lourd. C est en grande partie ą
Magnan que l on doit d avoir vu la Suisse en 1908 et notre pays en 1914 interdire la fabrica-
tion et la consommation de l absinthe [1]. Le but sera ici de montrer comment des int�ręts
divergents, et męme, on le verra parfaitement contradictoires, ont pu s allier, gr�ce aux travaux
de Magnan, pour faire accroire ą l opinion publique et ą ses repr�sentants que l absinthe �tait
e
une boisson alcoolis�e qui rend fou et dangereux, et cette affirmation, qui a travers� le XX siŁ-
cle, reste vivace.
Le plan sera le suivant : nous dirons ce qu �tait la boisson appel�e absinthe, puis nous par-
lerons de sa toxicit�, telle que Magnan la concevait ą partir de ses c�lŁbres exp�rimentations.
Pr�cisons imm�diatement que pour lui l absinthe �tait, avant la boisson qui rend fou et dange-
reux, celle qui provoque des crises d �pilepsie. L �tude s appuiera essentiellement sur les
documents de l �poque, mais nous signalerons les travaux contemporains qui sont venus
confirmer, ou infirmer, les premiŁres assertions.
1. Absinthe et absinthisme
Qu est ce que l absinthe ? Le mot absinthe d�signe ą la fois la plante, la grande absinthe
Artemisia Absinthium et la boisson, une liqueur aromatique, dont elle est le constituant princi-
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pal et obligatoire. La grande absinthe est une plante aromatique herbac�e et vivace, de go�t
trŁs amer, qui pousse dans les r�gions temp�r�es de l h�misphŁre Nord. C est une des espŁces
du genre des armoises qui en compte plus de 300 dont l estragon et les g�n�pis. Elle appartient
ą la tribu des anth�mid�es, ą la famille des compos�es et ą l ordre des ast�rales. Elle a, comme
les autres espŁces du męme genre, la particularit� de fournir une huile volatile, ou essentielle,
appel�e encore essence, insoluble dans l eau, soluble dans l alcool, qui se trouve surtout dans
les sommit�s fleuries et les feuilles. La teneur et la composition de cette huile diffŁrent selon
l origine de la plante (le rendement diminue du nord au sud de l h�misphŁre), la date de sa
r�colte (maximum au moment de la floraison) et le mode d obtention. La grande absinthe
�tait associ�e dans la pr�paration de la liqueur ą d autres plantes : toujours l anis et le fenouil,
mais aussi fr�quemment l hysope, la petite absinthe, la badiane ou anis �toil�, la m�lisse, la
coriandre, la menthe etc. Il n existait donc pas une, mais des absinthes et chaque fabricant
avait sa recette. La plante a �t� utilis�e dŁs l antiquit� en raison de ses propri�t�s m�dicinales
suppos�es et au Moyen �ge, un vin d absinthe �tait pr�par� ą base d absinthe, d anis et
d hysope. L histoire, ou une l�gende, raconte qu un m�decin fran�ais, le docteur Ordinaire,
r�fugi� ą Couvet en Suisse pendant la r�volution, avait acquis une grande r�putation en soi-
gnant ses malades avec un �lixir ą base d absinthe. Ą sa mort, la recette fut r�cup�r�e par un
certain Dubied qui, avec son gendre Henri-Louis Pernod, cr�a la premiŁre distillerie d absinthe
et, dŁs 1805 ce dernier s installa ą Pontarlier qui devint par la suite la patrie de l absinthe. La
liqueur �tait pr�par�e de deux maniŁres : soit par distillation aprŁs mac�ration des plantes dans
l alcool, soit par simple dissolution ą froid des essences dans l alcool. Plusieurs qualit�s
d absinthe �taient produites, selon le proc�d� de fabrication, selon les plantes utilis�es, selon
la quantit� et la qualit� de l alcool, selon le colorant utilis�. Certaines des absinthes, trŁs bon
march�, obtenues par simple dissolution et parfois dans des alcools frelat�s, �taient des breuva-
ges inqui�tants mais d�fiant l analyse. Ce que l on doit retenir, c est que la boisson appel�e
absinthe �tait de l alcool fort, puisque titrant de 60 ą 72�, contenant des extraits de plantes
dont l absinthe, et que l on buvait la boisson aprŁs sucrage (pour att�nuer l amertume) et dilu-
tion aqueuse (quatre ą cinq volumes). Et la question de la toxicit�, telle qu on se la posera
d embl�e, sera de savoir si la boisson poss�dait une toxicit� propre par rapport ą son support
alcoolique.
Le premier qui introduisit l id�e d une sp�cificit� c est-ą-dire d un absinthisme diff�rent de
l alcoolisme fut Motet [2] dans sa thŁse de 1859. On se plaint de la qualit� des thŁses de
m�decine, celles du pass� ne faisaient pas exception : 44 pages pour d�crire six observations,
et essayer de d�montrer qu il y a � une s�rie de manifestations d�lirantes qui sont propres ą
l agent de l intoxication . La d�monstration n est guŁre convaincante. L auteur d�clare, sans
trop insister, que l ivresse de l absinthe est ordinairement bruyante, agressive et plus longue
que l ivresse par l alcool ou les vins et que le delirium tremens des consommateurs d absinthe
est suivi d un �tat de torpeur. Il signale aussi, dans deux cas, la possibilit� de formes convulsi-
ves, mais il n en fait nullement une particularit�. D une fa�on g�n�rale il d�fend trŁs peu sa
thŁse de la sp�cificit� puisqu il �crit : � nous ne faisons pas ici l histoire d une maladie nou-
velle, ce que nous disons de l absinthe se rapporte au grand chapitre de l intoxication
alcoolique . La thŁse ne vaut que par l �loge de l absinthe � cet �trange breuvage a d irr�sisti-
bles attraits, l imagination cr�e ses enchanteresses chimŁres, d oł naissent les plus ravissantes
cr�ations de la litt�rature et des arts& . Elle vaut aussi par quelques annotations sociologi-
ques et historiques : il nous est dit que � les Fran�ais boivent de l absinthe en quantit� �norme
depuis quelques ann�es& qu elle est accept�e par toutes les classes de la soci�t� et que, non
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contents de s empoisonner chez eux, ils sont all�s porter dans leurs colonies d Afrique leur
breuvage meurtrier . Cette thŁse fit l objet un an plus tard d une recension �logieuse par
Legrand du Saule [3] qui certes condamnait vigoureusement l ivrognerie mais qui, ą son tour,
�voquait les irr�sistibles attraits de � ce gentil poison aux reflets d �meraude . Auguste Motet,
devint un ali�niste �minent, grand ami de Magnan, membre comme lui de l Acad�mie de
M�decine et il intervint ą ce double titre dans son �loge, lors du jubil� de Magnan le 15 mars
1908 [4]. La thŁse de Motet ne fit cependant pas l unanimit�. Auguste Voisin la cite dans son
article intitul� � De l �tat mental dans l alcoolisme aigu et chronique paru dans les Annales
M�dico Psychologiques en 1864 [5,6], article r�dig� ą partir de l analyse de 37 observations,
mais en pr�cisant : � l absinthisme aigu et chronique ne m a pas paru se caract�riser par des
sympt�mes diff�rents de ceux de l alcoolisme ; peut-ętre les troubles mentaux sont-ils plus
profonds, plus durables dans le premier cas et observe-t-on plus fr�quemment l �tat d abrutis-
sement& mais ce sont des nuances qui ne me paraissent pas n�cessiter que l on cr�e une cat�-
gorie sp�ciale de troubles mentaux pour les buveurs d absinthe . Il n �voque en aucun cas la
possibilit� de crises �pileptiques sp�cifiquement li�es ą l absorption d absinthe. C est Magnan
qui introduisit cette id�e.
2. Valentin Magnan et l absinthisme
Valentin Magnan est n� ą Perpignan, il fit ses �tudes de m�decine ą Montpellier puis il
� monta ą Lyon pour y faire son internat, du moins un premier internat qui dura quatre ans.
En 1863, il avait 28 ans, il r�ussit le concours de Paris et prit son premier poste d interne ą
Bicętre chez Louis-Victor Marc�. Il y avait ą Bicętre deux autres services d ali�n�s, celui de
Prosper Lucas et celui de F�lix Voisin, dans lequel exer�ait son petit-fils et neveu, Auguste
Voisin d�ją mentionn�. Il avait r�ussi le concours de l internat dix ans avant Magnan et avait,
si l on peut dire, plus de bouteille. Du reste, dŁs 1865, alors que Magnan �tait toujours interne,
il succ�da ą son oncle comme chef de service. Il est clair qu il existait d embl�e une comp�ti-
tion entre lui et Magnan sur le sujet de l alcoolisme et surtout sur la question des relations
entre l alcoolisme et l �pilepsie, domaine que Voisin connaissait bien car, avant de remplacer
Jean-Pierre Falret ą la SalpętriŁre, il avait eu la charge ą Bicętre pendant deux ans, du service
des �pileptiques.
En choisissant Marc� comme patron Magnan avait certainement fait un choix judicieux.
Marc� �tait une gloire montante de la psychiatrie fran�aise, il avait �t� re�u premier au
concours de l agr�gation dans la promotion de Charcot, de Potain et de Vulpian. Il venait de
prendre le service de Bicętre. C �tait un jeune patron, il n avait que sept ans de plus que
Magnan, mais d�ją c�lŁbre. Il avait publi� en 1862 un � Trait� pratique des maladies
mentales [7] que Magnan avait bien s�r lu, et dans lequel il signalait dans l alcoolisme aigu
la possibilit� d une ivresse convulsive mais pr�cisait-il, � elle tient plut�t ą l idiosyncrasie du
sujet qu ą la quantit� et ą la nature des boissons ing�r�es , encore que, ajoutait-il, � elle se
d�clare plus fr�quemment aprŁs ingestion de vin nouveau ou alt�r� par l addition d alcool et
surtout d eau-de-vie de grain et de geniŁvre . Voilą quel �tait le contexte dans lequel Magnan
fit son observation princeps celle qui constitue le point de d�part de sa � faute . En arrivant ą
Bicętre Magnan eut ą s occuper d un malade dont il publiera l observation en ao�t 1864 dans
l Union M�dicale sous le titre � Accidents d�termin�s par la liqueur d absinthe [8,9]. C est
sa premiŁre publication. Ce cas, dont il reprendra plusieurs fois le r�cit lui paraissait exem-
plaire, voici par exemple ce qu il �crivait quelques ann�es plus tard [10] : � cet homme se don-
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nait en quelque sorte comme sujet d exp�rience pour servir ą bien d�montrer l action sp�ciale
de l absinthe . Il s agissait d un ex-p�tissier qui avait pris un commerce de marchand de vin
et qui, sobre jusque-lą, s �tait mis ą boire avec ses clients, du vin, de la biŁre, de l eau-de-vie,
pour faire aller son commerce. Par la suite, nous dit Magnan, il se lan�a dans l absinthe � pour
se donner du ton , et il en buvait cinq ą six verres par jour. Une premiŁre crise convulsive se
d�clara alors qu il assistait ą un enterrement, il fut hospitalis� ą Bicętre le 30 octobre 1863 oł
il fit un delirium tremens. Il en sortit le 23 novembre recommen�a ą boire, surtout de l absin-
the, et fut r�hospitalis� le 28 avril 1864 de nouveau pour crises d �pilepsie et hallucinations. Il
sortit quelques semaines plus tard, se remit ą boire du vin, de l eau-de-vie et pendant deux
mois fut en proie ą des ph�nomŁnes hallucinatoires. Il dormait mal, tremblait, perdit l app�tit
jusqu ą ce qu il se d�cid�t, pour reprendre des forces, ą recourir ą l absinthe, ce qui provoqua
aussit�t, nous dit Magnan, de nouvelles crises d �pilepsie. Et Magnan, en rappelant cette
observation [10] de conclure : � telle est cette observation, pour ne pas dire cette exp�rience,
le sujet est un homme vigoureux& il commence par des excŁs de vin et d eau-de-vie et
devient alcoolique ; puis, il s adonne ą l absinthe et devient �pileptique . Suivant Motet,
dont il cite la � bonne thŁse inaugurale , Magnan estimait �galement que le d�lire particuliŁ-
rement floride pr�sent� par son malade � est bien celui qui se montre le plus ordinairement
chez les ivrognes par l absinthe . Mais son travail �tait plus ambitieux car destin� ą montrer
comment l exp�rience r�alis�e par la nature pouvait ętre valid�e gr�ce ą des exp�riences r�ali-
s�es par l homme. Nous �tions en 1864, en plein triomphe de la m�decine exp�rimentale et
S�rieux [1] nous apprend que Magnan avait męme travaill� dans le laboratoire de Claude Ber-
nard. Le Pr Gley intervenant, en tant que secr�taire g�n�ral de la Soci�t� de Biologie lors du
jubil� [4] ne mentionna pas ce point, mais �voqua le � laboratoire de fortune que Magnan
avait install� ą c�t� de son service � oł l on exp�rimentait avec tant d all�gresse . Et, citant
Claude Bernard, Gley poursuivit : c �tait un de � ces sanctuaires de la science m�dicale oł
le m�decin � jaloux de m�riter ce nom dans le sens scientifique doit, en sortant de l h�pital,
aller pour chercher par des exp�riences sur les animaux ą se rendre compte de ce qu il avait
observ� chez ses malades . Nous ignorons qui eut l id�e, de Magnan ou de Marc�, d exp�ri-
menter sur l animal pour apporter la preuve scientifique d un absinthisme sp�cifique.
Qu observŁrent-ils ? On dispose ą ce sujet d abord d une courte note, sign�e par Marc� seul,
qui fut publi�e dans les comptes rendus des s�ances de l Acad�mie des Sciences. La pr�senta-
tion en fut faite le 4 avril 1864 par Claude Bernard en personne [11]. Il connaissait et appr�-
ciait Marc� dont il avait lou� le premier ouvrage, son c�lŁbre � Trait� de la folie des femmes
enceintes [12] et il n avait pu qu ętre int�ress� par ce sujet car ses propres travaux, de 1864 ą
1865, portŁrent, presque exclusivement sur les substances toxiques. Marc� d�clara en pr�am-
bule qu il existait des nuances symptomatiques trŁs accus�es (sic) qui s�paraient l intoxication
alcoolique simple de l intoxication ą l aide de la liqueur d absinthe (stupeur, h�b�tude, halluci-
nations, affaiblissement intellectuel, survenant avec une extręme rapidit�), et que ces diff�ren-
ces cliniques permettaient de supposer que l absinthe exer�ait par elle-męme une action sp�-
ciale, et c �tait pourquoi il avait conduit des exp�riences sur les animaux. Il d�crivit ensuite
comment, ayant fait absorber de l essence d absinthe pure ą des chiens et des lapins, il observa
ą dose suffisante (3 ą 8 g) des crises convulsives n entra�nant pas la mort. Donc Marc� reven-
diquait la paternit� des exp�rimentations mais il ne signalait pas dans sa note, comme caract�-
ristique clinique de l absinthisme, la survenue de crises d �pilepsie. Le d�tail des exp�rimenta-
tions sera fourni quelques semaines plus tard par Magnan dans l article de � l Union
M�dicale . Magnan d�clare les avoir faites ą Bicętre � sous la direction et pour les recherches
particuliŁres de mon excellent ma�tre, M. Marc� . Il s agit d un travail consid�rable dont
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l objectif �tait, concernant les crises �pileptiques, de faire la part qu il fallait attribuer ą
l alcool, ou aux essences d absinthe et d anis. Magnan innocente rapidement l anis dont il
peut introduire jusqu ą 22 g dans l estomac d un chien sans provoquer de convulsions, puis il
exp�rimente avec l essence d absinthe, seule ou combin�e avec de l alcool. La recherche du
r�sultat, c est-ą-dire de la preuve de la responsabilit� de l absinthe dans l �pilepsie, l amena ą
modifier les conditions exp�rimentales. Ainsi, constatant chez le chien que l essence d absin-
the introduite directement dans l estomac �tait rapidement rejet�e par des vomissements ou par
des selles, il d�cida de l enrober (dans du pain, de la viande, des capsules de g�latine). Dans
ces conditions il obtint (exp�riences du 25 et du 31 mars 1864) les r�sultats attendus (ceux
rapport�s par Marc�). En revanche l absence de vomissements chez le cabiai (un gros rongeur)
lui permettait d obtenir facilement des crises convulsives, lesquelles pr�c�daient le d�cŁs de
l animal, qui pouvait alors ętre v�rifi�. L autre volet de l exp�rimentation concernait le r�le
de l alcool. Magnan estimait ą ce sujet que les ph�nomŁnes convulsifs �pileptiformes ne
s observent que dans de rares cas et qu � on ne trouve pas lą entre l effet et la cause ce lien
intime que l on peut saisir pour l essence d absinthe . Des exp�riences comparatives (du 27
juin 1864) lui permirent aussi de le prouver, ainsi 4 g d alcool inject�s dans l estomac d un
cabiai ą jeun n entra�nŁrent que des tremblements tandis que 3 g donn�s ą un animal �quiva-
lent mais additionn�s de 2 g d essence d absinthe entra�nŁrent des convulsions et la mort. La
responsabilit� de Magnan nous para�t donc �tablie en ce qui concerne la caract�risation de
l absinthisme par l �pilepsie. Certes Magnan �tait conscient de l �cart qui existait entre ses
exp�riences et � les conditions dans lesquelles se trouve l ivrogne pour l absinthe , notam-
ment l utilisation dans ses exp�riences de doses consid�rables, mais il renvoyait ce qu il appe-
lait � les autres c�t�s de l exp�rimentation , ą un travail complet ą para�tre sous � la plume
plus autoris�e de mon ma�tre . Ce travail ne vit jamais le jour puisque Marc� d�c�da brutale-
ment peu aprŁs en ao�t 1864. En fin d article Magnan justifiait ainsi ce qui peut appara�tre
comme une publication pr�cipit�e (compte tenu de la date des exp�rimentations) : il s agissait
�d �tablir d abord le fait . Dans un texte publi� en 1879, qui est une sorte de profession de
foi � BernardiŁnne , il pr�cisait : � l observation fournit donc des preuves importantes ą
l appui de ces faits, la d�monstration pouvant encore laisser des doutes, l exp�rimentation phy-
siologique fera cesser toute h�sitation [13]. Nous avons insist� sur cette premiŁre publication
de Magnan car elle annonce toute une s�rie de travaux qui, sans jamais remettre en cause les
constatations initiales, viendront en affiner les r�sultats. AprŁs le d�cŁs de Marc�, Magnan
poursuivit ses exp�riences de fa�on intensive et syst�matique, seul puis avec plusieurs collabo-
rateurs dont Hardy, Bouchereau, Laborde. On peut parler d une d�bauche d exp�rimentations
car il eut recours ą un trŁs grand nombre d espŁces : chats, chiens, lapins, cochons d inde,
oiseaux, chevaux et il essaya toutes les voies possibles d introduction. On retiendra l �tude
publi�e en 1868 intitul�e � �pilepsie alcoolique ; action sp�ciale de l absinthe : �pilepsie
absinthique 1 dans laquelle il estimait que l alcool n �tait �pileptogŁne chez l homme que
lorsque l intoxication avait d�ją d�termin� des l�sions c�r�brales (il reprendra maintes fois
cette affirmation) et dans laquelle il constatait que l alcool n entra�nait chez l animal que de
la s�dation et n �tait pas convulsivant. En revanche une autre conclusion de cette �tude, ą
savoir que l alcool combin� ą l absinthe retardait les convulsions, ne sera pas reprise. Magnan,
n �tant finalement pas trŁs satisfait de la m�thode qui consistait ą faire avaler ą l animal des
1
Magnan V. �pilepsie alcoolique ; action sp�ciale de l absinthe : �pilepsie absinthique (1868), [14], r�sum� In :
Expos� des titres et travaux scientifiques du Dr V. Magnan (1886), ([15], p. 8).
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boulettes de pain contenant de l essence d absinthe car les r�sultats n �taient pas trŁs
concluants, proc�dait plut�t en injectant directement l essence d absinthe dans les veines,
� moyen facile et rapide pour amener l attaque �pileptique . Mais il d�couvrit aussi que chez
le cobaye les convulsions pouvaient ętre trŁs ais�ment obtenues gr�ce ą la voie hypodermique
et il ne se priva pas de cette possibilit� dans ses d�monstrations publiques. Il entreprit �gale-
ment toute une s�rie de travaux plus fondamentaux destin�s notamment ą suivre exp�rimenta-
lement l action progressive de l alcool et ą d�terminer l implication du cerveau, du bulbe et de
la moelle2. Il faisait appel aux techniques de pointes ainsi il utilisa l appareil de Marey pour
enregistrer des trac�s de crises dans de nouvelles exp�riences comparant l alcool et l absinthe
[16].
3. Controverses sur l absinthisme
Les travaux de Magnan �taient surtout destin�s ą la Soci�t� de Biologie et publi�s dans ses
comptes rendus. DŁs 1866, il demanda ą faire partie de cette soci�t� qui �tait devenue � le
c�nacle des disciples de Claude Bernard [17]. Il y apporta de 1867 ą 1885 les r�sultats essen-
tiels de presque toutes ses recherches et il en fut deux fois vice-pr�sident. En revanche, il
publiait peu dans les Annales M�dico Psychologiques. Il fut pourtant oblig� d intervenir en
1872 lors des s�ances consacr�es ą � l alcoolisme et la s�questration des alcoolis�s et il y
rapporta le r�sultat de ses exp�rimentations sur le r�le de l absinthe comme agent de l �pile-
psie [18]. Cette communication suscita, lors de la s�ance suivante [19], plusieurs interventions
trŁs critiques. Billod exprima ses r�serves, Moreau de Tours estima aussi que la relation �pile-
psie absinthe �tait douteuse au point de vue clinique, mais c est surtout Auguste Voisin qui,
intervenant longuement pour donner son exp�rience de l alcoolisme, s opposa formellement
aux conclusions de Magnan. Il rappela son ant�riorit� concernant le sujet puisque ses premiŁ-
res observations dataient de 1858, et il reprit, concernant la toxicit� propre de l absinthe, ses
conclusions n�gatives : � ą en juger par les observations, la clinique ne saurait admettre de dis-
tinction au point de la forme du d�lire entre l alcoolisme produit par le vin, l eau-de-vie et
l absinthisme , et il ajouta � les liqueurs d absinthe n ont pas seules le funeste privilŁge de
provoquer des attaques d �pilepsie . Il contesta enfin les � proc�d�s d exp�rience de Magnan
qui ne sont nullement comparables ą ce qui se passe chez les buveurs d absinthe. Delasiauve
intervint dans le męme sens � on serait port� ą induire des exp�riences de M. Magnan que,
dans ces cas (d �pilepsie) on a affaire ą des buveurs d absinthe. Je crois avec M. Voisin que
ce serait exag�r� que de convertir ce r�sultat en rŁgle g�n�rale . L ann�e suivante Dagonet
[20,21] r�futa �galement � la propri�t� sp�ciale et exclusive de l absinthe ą provoquer des
convulsions et il ajouta cette petite phrase, qui pourrait trouver actuellement des preuves bio-
logiques de sa pertinence, � l exp�rience clinique nous para�t d�montrer le contraire . Une
attaque autrement plus inqui�tante pour Magnan provint en 1889 de deux physiologistes lyon-
nais, Cad�ac et Albin Meunier. Dans un premier m�moire lu ą l Acad�mie de M�decine, puis
dans un article du Lyon M�dical [22] ils rapportŁrent le r�sultat de leurs propres exp�riences
d oł il ressortait que la liqueur d absinthe contenait deux types de toxiques : un groupe �pilep-
tisant avec l absinthe, mais �galement l hysope et le fenouil, et un groupe stup�fiant avec
l anis, la badiane, l ang�lique, l origan, la m�lisse, la menthe. Ils confirmaient la nature haute-
2
Magnan V. Recherche de physiologie pathologique. �pilepsie : alcool et essence d absinthe (1873), [16], r�sum�
In : Expos� des titres et travaux scientifiques du Dr V. Magnan (1886), ([15], p. 11 13).
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ment convulsivante de l essence d absinthe tout en affirmant que, compte tenu de la composi-
tion de la liqueur oł elle n entrait qu ą dose hom�opathique, elle ne pouvait pas, sauf excep-
tion, entra�ner de crises �pileptiques chez les buveurs d absinthe. Pour en apporter la preuve,
ils s autoadministrŁrent en une seule fois un gramme de l essence d absinthe utilis�e dans ses
exp�riences par Laborde (un des plus farouches d�fenseurs des thŁses de Magnan) cette quan-
tit� correspondant d aprŁs leurs calculs ą 60 ą 200 verres d absinthe, en fonction de la qualit�
des absinthes du commerce. Non seulement ils ne constatŁrent rien de f�cheux mais ils estimŁ-
rent que la liqueur d absinthe �tait un stimulant du systŁme nerveux. Prenant le strict contre-
pied des affirmations de Magnan, ils estimaient que non seulement l essence d absinthe devait
ętre innocent�e (et devait męme ętre consid�r�e comme une essence bienfaisante) mais que
c �tait l essence d anis qui �tait la cause principale des accidents les plus graves ; ils propo-
saient en cons�quence de substituer au mot absinthisme le mot anisisme. La r�action de
Laborde d abord puis de Magnan ne se fit pas attendre.
Le Professeur J.-B.-V. Laborde, un peu plus �g� que Magnan, �tait devenu un �minent phy-
siologiste, auteur de travaux reconnus en physiologie mais �galement en pharmacologie, toxi-
cologie et sant� publique. C �tait un vieil ami de Magnan dont il suivait les travaux depuis le
d�but, autant par conviction que par fid�lit� ą la m�moire de Marc� qu il consid�rait comme
son bienfaiteur. Il exp�rimentait avec Ollivier dans le laboratoire de l �cole pratique. La riposte
fit le sujet d une vigoureuse r�ponse ą l Acad�mie de M�decine [23], laquelle les avait charg�s
d examiner le travail de Cad�ac et Meunier. Leurs principaux arguments furent par la suite
repris par Magnan [24]. La plupart des affirmations de Cad�ac et Meunier furent r�fut�es.
D abord Laborde et Ollivier estimŁrent que Cad�ac et Meunier avaient utilis� non pas une
absinthe authentique, mais un produit d�fectueux et relativement inactif. Magnan dans sa
publication de 1893 revint sur ce point et fit �tat d un aveu (sic) de Cad�ac et Meunier recon-
naissant que les essences d absinthe qu ils avaient utilis�es venaient du Midi de la France et
�taient moins actives que le produit pris comme �talon par Laborde et Ollivier (en r�alit�
dans cette r�ponse, Cad�ac et Meunier [25] maintenaient toutes leurs affirmations). Laborde
et Ollivier insistaient aussi sur l extręme variabilit� de composition des absinthes du commerce
� dont certaines n ont de l absinthe que la couleur et le nom et sur la n�cessit� de n exp�ri-
menter qu avec un produit �talon. Concernant les plantes faisant partie du groupe �pileptisant
Laborde et Ollivier estimaient que la caract�risation de l hysope comme l un des plus puissants
�pileptisants �tait � erron�e et exag�r�e (sic). Magnan [24] se montrera moins affirmatif et il
fera �tat de nouvelles exp�riences, r�alis�es dans le laboratoire de Laborde, oł il avait �tabli
que cette essence �tait quatre ą cinq fois moins active que l essence d absinthe. Il signalera
aussi que s il ne s �tait pas occup� de cette essence dans ses exp�riences de 1864, c est qu elle
n entrait pas dans les diverses formules de liqueur d absinthe qui leur avaient �t� communi-
qu�es (ą Marc� et ą lui). Laborde et Ollivier, puis Magnan, rejetaient formellement les accusa-
tions port�es contre l anis en rappelant l exp�rience princeps de Magnan, c est-ą-dire les doses
�normes que l on pouvait introduire dans l estomac d un chien sans rien entra�ner de grave.
Enfin Laborde et Ollivier, puis surtout Magnan aprŁs de nouvelles exp�riences [24], estimaient
qu en aucun cas on ne pouvait ranger l essence de fenouil dans le groupe des �pileptisants.
4. Donn�es biologiques actuelles
Dans un pr�c�dent travail [26] nous avons r�sum� les principales �tudes pharmacologiques
et toxicologiques concernant l essence d absinthe (c est-ą-dire surtout du principe actif d Arte-
misia Absinthium : la thuyone) et des autres huiles essentielles (notamment de l hysope)
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entrant dans la composition du breuvage. On retiendra que l essence d absinthe est extręme-
ment convulsivante chez l animal mais qu elle l est �galement chez l homme. Dans un cas rap-
port� chez un internaute, 10 ml suffirent ą entra�ner des crises tonicocloniques, une rabdomyo-
lyse et une insuffisance r�nale s�vŁre [27]. L hysope est aussi actuellement consid�r�e comme
trŁs convulsivante, car riche en c�tones terp�niques voisines du camphre et plusieurs cas
d intoxications par absorption d essences (d huiles essentielles) ont �t� publi�s avec chaque
fois apparition de crises tonicocloniques [28]. Il y aurait donc beaucoup ą dire sur l autoexp�-
rimentation de Cad�ac et Meunier, et on peut se demander, avec Laborde, ce qu ils avaient
r�ellement absorb�. Leur mise en cause de l essence d anis ne tient pas non plus. Son principe
actif : l an�thole est un constituant important, non seulement de l anis et de la badiane, mais
�galement du fenouil (contrairement ą la place qu ils lui assignaient dans leur classification).
Surtout l �tude des isomŁres de l an�thole r�alis�e en 1967 par Boissier et al.[29] leur a permis
de constater que � le transan�thole, qui entre dans la composition& des boissons alcoolis�es
anis�es, et le cisan�thole qui n y existe qu ą l �tat de traces, ne semblent pas susceptibles
d exercer dans ces conditions d absorption une action toxique ou pharmacologique au niveau
du systŁme nerveux central . De plus Boissier et al. ont constat� que le transan�thole poss�-
dait des propri�t�s anticonvulsivantes incontestables expliquant peut-ętre la constatation para-
doxale faite par Dagonet& Et enfin, nous avons maintenant l exp�rience de d�cennies d utili-
sation massive des boissons anis�es (pastis) qui n a pas permis de constater une toxicit�
sp�cifique, c est-ą-dire un � anisisme . Cela dit, les travaux de Cad�ac et Meunier et surtout
leur autoexp�rimentation eurent un grand retentissement et renfor�aient les doutes de certains
cliniciens concernant la r�alit� d un absinthisme convulsivant sp�cifique.
5. La � Faute du Docteur Magnan
Pour pr�ciser en quoi elle consiste, nous dirons qu elle est double. D une part, Magnan a
construit sa description de l absinthisme ą partir d un cas anecdotique, c est le piŁge �l�men-
taire de l induction ou de l inf�rence causale. D autre part, et la faute est diff�rente, ses exp�-
riences ne prouvaient rien car il existe un foss� entre une absorption directe d essences et la
consommation de liqueurs les contenant. Or, la preuve de son hypothŁse concernant la s�m�io-
logie de l absinthisme, c est-ą-dire l existence de crises d �pilepsie sp�cifiques, pouvait fort
bien ętre apport�e par la clinique, du moins par une branche de la clinique qui s appelle
l �pid�miologie et qui s appuie sur l outil statistique. Certes Magnan et Bouchereau [30]
avaient bien tent� d utiliser la statistique en recensant tous les alcooliques entr�s au bureau de
l admission ą Sainte-Anne pendant quatre mois en 1870 et en comparant les chiffres ą ceux
des quatre mois correspondant en 1871 mais la p�riode de la Commune n �tait pas la plus
favorable, les chiffres recueillis �taient trŁs faibles et il ne leur fut pas possible d isoler un
groupe de buveurs d absinthe exclusifs, ou pr�pond�rants. Ą la d�charge de Magnan il faut
souligner que son ma�tre Claude Bernard professait ą l encontre de la statistique une opposi-
tion �tonnante, l accusant � de ne jamais donner que des r�sultats empiriques et d ętre inca-
pable de donner des r�sultats scientifiques [31]. Mais Claude Bernard n �tait pas un clini-
cien, il recherchait des v�rit�s scientifiques. Ainsi, estimait-il : � Ce qui distingue le savant,
ce n est pas de faire des d�couvertes, auxquelles le hasard peut avoir sa part, c est de trouver
la loi des ph�nomŁnes 3. Il nous appara�t que Magnan avait adopt�, concernant la question de
3
Bernard C, cit� par Jean Bernard, pr�face, In : Zola E. Le docteur Pascal ([32], p. 9).
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l absinthe, la posture du savant et que sa vraie d�couverte (faite avec Marc�) fut celle de la
toxicit� de l essence d absinthe. Mais en r�alit� le besoin d une �tude statistique ne se d�ga-
geait nullement des � faits . Comme le remarqua un peu plus tard le Professeur Joffroy (qui,
aprŁs Ball, avait �t�, encore une fois, pr�f�r� ą Magnan comme titulaire de la chaire des Mala-
dies mentales) et qui, lui aussi, menait d importants travaux sur l alcoolisme : � il suffit de
regarder autour de soi pour se rendre compte que la proportion des �pileptiques est infime rela-
tivement au nombre colossal des buveurs d absinthe [33]. Dans cet article trŁs critique le
nom de Magnan n est męme pas cit�. Joffroy avait montr� combien �tait minime la quantit�
totale des aromates dans les absinthes de consommation4. Ses travaux furent largement repris
dans le � Trait� de l alcoolisme de Triboulet et al. de 1905 dont il avait �crit la pr�face [34].
Ceux r�alis�s par Magnan et son �cole y �taient ainsi qualifi�s : � r�sultats contradictoires&
d�pourvus de cette pr�cision math�matique ą laquelle doit tendre toute exp�rimentation&
appartenant au chapitre de la physiologie (sic) . Le Trait� rapportait �galement une des
conclusions des exp�riences de Lalou, r�alis�es en 1903 au laboratoire de physiologie de la
Sorbonne5 : � au point de vue de l intoxication aigu�, les solutions alcooliques d absinthe du
commerce, doivent leurs effets presque exclusivement ą l alcool . Pour clore le d�bat il suffit
de se reporter ą Magnan lui-męme et ą sa derniŁre publication, celle qu il pr�senta avec Fillas-
sier au premier CongrŁs d eug�nique ą Londres en 1912 [35]. Elle concerne l alcoolisme en
g�n�ral et porte sur les 113 000 entr�es du service de l admission depuis 1867, c est-ą-dire
pendant 45 ann�es. Les auteurs signalent honnętement, par exemple pour l ann�e 1908, que
l absinthisme proprement dit ne repr�sente que trois cas masculins sur les 699 alcoolis�s des
deux sexes.
Les adversaires de Magnan ne pouvaient guŁre aller plus loin dans leurs critiques et ne
tenaient probablement pas ą prendre l opinion publique ą t�moin. Magnan, du fait de ses qua-
lit�s professionnelles et humaines, jouissait en effet d un grand prestige et il �tait entour�
d �lŁves et de collaborateurs vigilants (dont la d�f�rence a d� jouer un r�le dans son aveugle-
ment). Il est int�ressant de lire ą cet �gard la contribution de Mignot, un des auteurs du Trait�
[34], ą l hommage rendu en 1935 ą Magnan ą l occasion de son centenaire par les Annales
M�dico Psychologiques. Mignot [36] qui �tait charg� de traiter des �tudes de Magnan sur
l alcoolisme estime que ces �tudes � resteront une des parties les plus admirables de son
Suvre . Il r�ussit ą passer le mot absinthisme sous silence et, comme S�rieux, cr�dite Magnan
de l interdiction de l absinthe � seule mesure qui ait �t� prise en France contre l intoxication
nationale .
Nous n avons pas encore parl� du deuxiŁme sympt�me de l absinthisme selon Magnan,
c est-ą-dire de la pr�cocit� d apparition d un d�lire, accompagn� de r�actions particuliŁrement
violentes et dangereuses et suivi d un �tat d inconscience. Lą aussi Magnan eut recours ą la
m�thode exp�rimentale et l animal fut mis ą contribution � ainsi dans une exp�rience, 12 minu-
tes aprŁs une attaque (d �pilepsie) on voit le chien se dresser le poil h�riss�, l aspect cour-
rouc�, il dirige son regard vers un point& il aboie avec rage, il se livre ą un combat furieux&
comme pour saisir l ennemi [10]. Il faut dire que Magnan n insista pas sur ce genre de preu-
ves et que cet argument ne fut pas utilis� par ses partisans. Męme ą l �poque, la pertinence
d une telle preuve d hallucinations par l exp�rimentation animale aurait �t� mise en cause.
4
Joffroy A., Serveaux, cit�s par Mathieu In : Trait� de l alcoolisme (1905) ([34], p. 80).
5
Lalou. Contribution ą l �tude de l essence d absinthe et de quelques autres essences (1903) cit� par Mathieu In :
Trait� de l alcoolisme (1905) ([34] p. 81).
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6. Magnan et la croisade contre l absinthe
Magnan fut oblig� de tenir compte des critiques que l absinthisme soulevait. En tout cas
c est vers cette �poque qu on le voit devenir un ferme adversaire de l alcoolisme, dont la pro-
gression �tait foudroyante, et dont la consommation d absinthe en �tait en grande partie res-
ponsable et, du fait de ses travaux et de sa notori�t�, il se trouva propuls� ą la tęte de la cam-
pagne qui se d�veloppa dans l opinion pour l interdiction de l absinthe. DerriŁre lui se trouvait
la majorit� du corps des ali�nistes et de nombreux m�decins (probablement par militantisme
antialcoolique) ils constituaient la r�f�rence scientifique de ce qui prit l allure d une croisade.
Celle-ci rassemblait bien d autres troupes : des militaires inquiets d un risque de
� d�g�n�rescence de la race et du nombre croissant de r�form�s (jusqu ą 30 % dans des
r�gions de la Seine-Inf�rieure et 55 % dans l Orne), des eccl�siastiques et, surtout, des viticul-
teurs m�contents de la concurrence et qui voyaient d un mauvais Sil la m�vente de leur pro-
duit alors que celle de l absinthe prosp�rait. Ils constituaient un puissant groupe de pression.
En 1906 la Soci�t� Nationale d Agriculture votait un vSu demandant � au nom du vin la pro-
hibition de l absinthe , et en 1907 fut organis�e une grande manifestation nationale au Troca-
d�ro dont les mots d ordre �taient � pour le vin contre l absinthe et � travailler contre
l absinthe c est travailler pour les vignerons affam�s . Les puissantes ligues antialcooliques
intervenaient massivement, pour elles l absinthe �tait l ennemi absolu qu il fallait abattre.
Dans une �tude bien document�e, Prestwich [37] signale que lors des r�unions publiques on
n h�sitait pas ą mettre en scŁne les exp�riences de Magnan en injectant de l essence d absinthe
ą des lapins et cochons d Inde qui mouraient peu aprŁs dans d effrayantes convulsions. Les
instituteurs se chargŁrent des enfants et on trouve encore des panneaux illustr�s d�crivant ą
leur intention les ravages de l absinthe et de l alcool. Le gouvernement fut saisi, dŁs la fin du
XIXe siŁcle, de la question de l interdiction de l absinthe par des parlementaires de tous bords
mais surtout par des socialistes qui voulaient prot�ger la classe ouvriŁre (certains d entre eux
avaient comme projet la prohibition totale de l alcool). L avis de l Acad�mie de M�decine fut
sollicit� et celle-ci cr�a en 1902 en son sein une commission dite de l alcoolisme (elle �tait
compos�e de sept membres dont Magnan, Motet, Laborde rapporteur) qui devait se prononcer
sur la toxicit� des boissons ą essences. Certes la commission avait condamn� l ensemble de
ces boissons, avec en tęte l essence d absinthe � la reine des poisons de ce genre , mais la
condamnation portait aussi sur le support alcoolique commun de ces boissons. On peut lire
dans � L absinthe, histoire de la f�e verte de M.-C Delahaye6 un r�sum� des discussions
trŁs anim�es qui eurent lieu au sein de cette commission et on trouve dans le męme ouvrage
un aper�u des d�bats, de trŁs haute qualit�, qui se d�roulŁrent au Parlement. L absinthe n �tait
pour sa part d�fendue que par les repr�sentants des d�partements producteurs, essentiellement
le Doubs, qui refusaient qu elle serve de victime expiatoire ą la lutte antialcoolique. Ils fai-
saient valoir la ruine de toute une r�gion, la mise au ch�mage de milliers d ouvriers, des
indemnit�s colossales ą payer, sans compter la perte pour l �tat d importantes ressources fisca-
les. Ils furent entendus sur ce plan et le gouvernement par la loi de finances du 30 janvier
1907 trouva un compromis astucieux en imposant sur les boissons spiritueuses une taxe de
50 F par hectolitre d alcool (l imp�t trŁs lourd dont parle S�rieux) en męme temps qu il pro-
posait l emploi exclusif pour la fabrication de l absinthe, d alcool provenant de la distillation
du vin. Mais la question de l absinthisme, dont la sp�cificit�, pour l opinion publique, n �tait
6
Delahaye M.C. L absinthe, histoire de la F�e verte (1983) [38]. Prim� par l Acad�mie de M�decine en 1986.
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plus repr�sent�e que par l accŁs de folie dangereuse, soudaine et suivie d amn�sie, n avait pas
�t� r�solue. Elle le fut, ou aurait d� l ętre, gr�ce ą une initiative originale du pr�sident du
conseil et ministre de l Int�rieur Clemenceau qui, dŁs sa prise de fonction en octobre 1906,
avait �t� saisi par le groupe antialcoolique du parlement de la question de l absinthe.
Clemenceau �tait un vieil ami de Magnan et il tint ą assister ą son jubil�. Ą cette occasion,
Magnan [4] lui rappela leurs premiŁres rencontres ą Bicętre en 1864. Il ne pr�cisa pas qu ils
avaient pass� le męme concours d internat oł il avait �t� brillamment re�u alors que Clemen-
ceau n avait �t� nomm� qu avant dernier dans la liste des provisoires (Clemenceau abandonna
rapidement la voie des concours puis, plus tard celle de la m�decine). Influenc� par son pŁre, il
s �tait choisi comme patron de thŁse Charles Robin, mat�rialiste convaincu, ami de Littr�, dis-
ciple d Auguste Comte (c est sous son impulsion que fut fond�e la Soci�t� de Biologie). Char-
les Robin qui avait consacr� un article ą l analyse du cours de philosophie positiviste, d�
appr�cier que Clemenceau ait traduit l opuscule que Stuart Mill avait consacr� au pŁre du posi-
tivisme [39]. Clemenceau qui �tait all� rendre visite ą Stuart Mill avait aussi d�cid� de traduire
son imposant � SystŁme de logique , mais il s arręta aprŁs le premier tome quand il s aper�ut
qu il avait �t� devanc�. Il connaissait donc ą fond les questions que Mill soulevait au sujet de
l induction et des conditions qui la rendaient soit fautive, soit l�gitime, et cela ind�pendam-
ment du nombre des faits observ�s. Clemenceau qui �tait un positiviste scientiste, et qui
comme Magnan ne buvait pratiquement pas, �tait �galement un adversaire r�solu de l alcoo-
lisme, mais il ne mettait dans ce combat nulle passion. On peut lire dans � Le grand Pan
[40] l article trŁs r�v�lateur de ses positions qu il r�digea aprŁs avoir assist� ą B�le ą un
congrŁs antialcoolique. Certes, il y d�fendait les arguments de la raison et de la d�monstration
scientifique : � les proc�d�s de l induction et de la d�duction , mais il plaidait aussi pour
� cette part d absurdit� qui rend la vie supportable et, loin des condamnations vertueuses, il
consid�rait l alcool d abord comme un remŁde (certes perfide car conduisant ą la d�pendance)
mais guŁre diff�rent du haschich et de l opium. Il s interrogeait aussi sur la possibilit� d �limi-
ner de la fabrication les essences toxiques � puisque l alcool �thylique demeure avec son
action destructive . Plus tard, pr�fa�ant une thŁse consacr�e ą l alcoolisme [41], il se montra
toujours sceptique par rapport au compromis qui se pr�parait alors et qui �tait d autoriser des
absinthes sans thuyone. Mais nous anticipons, il faut revenir ą l ann�e 1907. Clemenceau se
trouvait alors confront� aux partisans et aux adversaires de l absinthe, ą ces derniers surtout,
qui continuaient ą r�clamer ą cor et ą cri son interdiction. Voulant probablement se faire une
id�e objective sur la toxicit� psychiatrique de l absinthe, il demanda qu une enquęte soit r�ali-
s�e sur tous les malades hospitalis�s dans les asiles afin de d�crire trŁs pr�cis�ment le d�parte-
ment dans lequel chaque ali�n� alcoolique avait contract� ses habitudes et la nature de la bois-
son qu il consommait le plus. C �tait une �tude �pid�miologique pionniŁre. L exploitation
statistique des r�sultats ne permit pas d �tablir une corr�lation entre folie alcoolique et consom-
mation d absinthe, bien au contraire c est dans les d�partements oł l on buvait le moins
d absinthe (le Morbihan, la Mayenne, la Somme) qu il y avait le plus d ali�n�s alcooliques et
inversement dans les d�partements gros consommateurs (Bouche-du-Rh�ne, Var) qu il y en
avait peu. Clemenceau avait �galement demand�, d�but juin 1907, et de toute urgence, que
l on examin�t particuliŁrement, sur le plan de l ali�nation et sur celui de la criminalit�, la situa-
tion dans l arrondissement de Pontarlier, fort consommateur d absinthe. Le parquet transmit les
r�sultats qui furent pr�sent�s au public l ann�e suivante par Couleru, procureur de la R�pu-
blique ą Pontarlier, dans un ouvrage dont le titre traduit le sentiment d injustice qu avait res-
senti le magistrat devant cette suspicion concernant sa r�gion � Au pays de l absinthe y est-on
plus criminel qu ailleurs, ou moins sain de corps et d esprit ? Un peu de statistique SVP
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[42]. Couleru commentait en ces termes les r�sultats de l enquęte � dans la r�gion de Pontar-
lier, centre męme de la fabrication des absinthes, les ph�nomŁnes pathologiques et les d�sor-
dres imput�s ą l action de cette boisson sont moins sensibles que dans les d�partements oł
l on consomme en grande quantit� l alcool sous d autres formes . Et, quant ą la criminalit�,
il �tablissait qu il y avait bien, pendant la p�riode 1876 1906, une corr�lation entre la progres-
sion de la consommation d absinthe et la marche de la criminalit� mais une corr�lation n�ga-
tive puisque la criminalit� avait diminu� de moiti�. En conclusion il estimait avoir d�montr�
l inexactitude, pour l arrondissement type de Pontarlier, du fameux aphorisme � l absinthe
rend fou et criminel . Couleru, et le c�lŁbre pol�miste Yves Guyot qui pr�fa�ait son livre, cru-
rent alors que les arguments de la raison l avaient emport� et que la question de l absinthisme
avait �t� r�solue, c est-ą-dire que l absinthisme n existait pas. Guyot dans sa pr�face indique
ainsi avec satisfaction qu au vu du r�sultat de l enquęte men�e ą Pontarlier, la commission de
la chambre avait, par neuf voix contre cinq, repouss� la proposition d interdiction de l absinthe
et il en profitait pour fustiger les ligues antialcooliques qui dissimulent certaines v�rit�s : � en
vertu d une sagesse sup�rieure qu ils considŁrent comme leur donnant sur leurs concitoyens un
droit d origine myst�rieuse& comme certains sacerdoces, ils disent qu il y a des v�rit�s qu il
faut cacher au peuple . C �tait m�conna�tre la d�termination des adversaires de l absinthe qui
avaient trouv� dans des faits divers, et il faut souligner ici le r�le de la presse populaire des
arguments de nature �motionnelle qui firent autrement mouche. S�rieux signalait que la Suisse,
patrie de l absinthe, l avait interdite la premiŁre. C est effectivement en 1908 qu une votation
interdit la fabrication d absinthe dans la conf�d�ration ą la suite d une campagne de presse qui
s �tait empar�e d un fait divers attribu� ą l absinthe : le meurtre dans le canton de Vaud en
ao�t 1905 par un certain Lafray, alcoolique notoire, de sa femme enceinte et de ses deux filles,
lui-męme ayant tent� de se suicider en retournant son fusil contre lui (il se fracassa la
m�choire). Il �tait aussi rapport� que se r�veillant quelques heures plus tard il n avait aucun
souvenir de ses actes. Reconnu coupable d un quadruple meurtre il se pendit dans sa cellule.
Cette affaire fut pr�sent�e comme un crime typiquement li� ą l absinthe, alors qu il s agissait
d un buveur �clectique. Des histoires de ce type avaient fait basculer l opinion publique qui
avait �t� convaincue de la nocivit� de l absinthe. Ą titre anecdotique, certains buveurs eux-
męmes dans la r�gion Parisienne commandaient non pas une absinthe mais une
� correspondance sous-entendu un aller pour Charenton [38]. Le coup de gr�ce contre
l absinthe fut port� �galement sous le coup de l �motion en ao�t 1914, dŁs l entr�e en guerre
contre l Allemagne, quand des g�n�raux interdirent de vendre de l absinthe aux militaires.
Mais les mesures de fabrication, de vente et de consommation, qui avaient �t� ent�rin�es par
le ministre de l int�rieur, n �taient valables que pour la dur�e de la guerre. C est pour les ren-
dre d�finitives qu une loi interdisant l absinthe et ses similaires fut vot�e dans un grand �lan
patriotique par un parlement unanime le 16 mars 1915. Cette loi n a pas �t� abrog�e en
France, (elle vient de l ętre en Suisse) alors que depuis quelques ann�es l on fabrique, vend
et consomme, des boissons ą base d absinthe.
7. Situation actuelle. Conclusion
Le retour de l absinthe s explique par le fait que la loi de 1915 ne pr�cisait pas quels �taient
les similaires auxquels elle devait �galement s appliquer. Il fallut attendre un d�cret (du 2
novembre 1988), destin� ą aligner les normes alimentaires fran�aises sur les recommandations
de l OMS et du conseil de l Europe, pour que soient pr�cis�s les critŁres (essentiellement les
taux de thuyone) d�finissant ces similaires ; et le paradoxe, c est qu il revint ą Claude Evin,
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ministre de la Sant�, de les cosigner. Les boissons actuelles baptis�es absinthe ont re�u les
autorisations n�cessaires car elles respectent tous ces critŁres, ą savoir concernant la thuyone,
un taux inf�rieur ą 35 mg/l, c est-ą-dire trŁs inf�rieur aux taux des absinthes traditionnelles qui
allaient de 2,86 ą 3,50 pour un litre d absinthe ą 72� [38]. Du moins c est ce que l on croyait,
car une �tude r�cente a montr� qu une Pernod authentique de 1935 (l Espagne avait encore
longtemps autoris� la fabrication de l absinthe) n avait un taux de thuyone que de 1,8 mg/l et
que dans des absinthes produites selon des recettes traditionnelles, pour les besoins de la
cause, les taux de thuyone �taient ind�tectables ou extręmement faibles [43].
La � faute de Magnan a �t� mise sous le boisseau. Ainsi, dans un article louangeur de
Chazaud [44], oł il en fait le plus grand ali�niste de l �poque, pas un mot n est dit de la cli-
nique de l absinthisme selon Magnan. Chazaud, en revanche, est bien oblig� de parler des thŁ-
ses eug�niques que d�fendait Magnan ą propos de la descendance des alcooliques, c est-ą-dire
de leur pr�sum�e d�g�n�rescence, mais ą juste titre il refuse de le juger en fonction de notre
�poque, et des crimes qui ont �t� commis depuis au nom de l eug�nisme. Magnan serait
d aprŁs Chazaud, en raison de sa description des � bouff�es d�lirantes et du � d�lire chro-
nique syst�matique , un repr�sentant, avant la lettre, de � l exception fran�aise . Il le fut
aussi, croyons-nous, pour s ętre rang� du c�t� du rationalisme Cart�sien puis � Bernardien ,
face ą l empirisme et au pragmatisme m�dical anglosaxon (et ą la statistique), selon l opposi-
tion doctrinale que Haustgen [45] retrouve, au fil des �poques, en m�decine et particuliŁrement
en psychiatrie. Il est int�ressant de remarquer ą ce sujet que le plus remarquable succŁs rem-
port� par la m�decine statistique : la d�monstration par Richard Doll en 1954 du lien unissant
le tabac et le cancer du poumon, ait �t� issu des travaux d un m�thodologiste non m�decin,
Bradford Hill. Point n �tait besoin non plus, au temps de l absinthe, d ętre un grand m�decin
ou un savant pour percevoir � l erreur de m�thode commise par Magnan et ses partisans.
C est cette erreur qu Yves Guyot reprocha un jour ą son ami Laborde qui l avait invit� ą assis-
ter ą une exp�rience, apparemment conclusive sur un cobaye, et Yves Guyot de lui pr�ciser
�Il n y a pas de rapport entre le petit cobaye (200 g) auquel vous injectez un gramme
d essence d absinthe et l individu qui boit un verre d absinthe dilu�e, męme tous les jours
[46].
Magnan �tait un exp�rimentateur acharn� et courageux, et son vieil ami le Professeur Bou-
chard dans son hommage [4] raconte avec humour ses d�męl�s avec la justice anglaise qui
l avait condamn� ą une peine de prison, ą la demande de la SPA, quand il �tait all� exp�rimen-
ter en public outre-Manche [47]7. Mais il �tait encore plus un grand clinicien et un admirable
descripteur. Il faut ici rappeler que Zola a �crit � l Assommoir aprŁs avoir soigneusement lu,
sur les conseils de Motet8, l ouvrage de Magnan � De l alcoolisme, des diverses formes de
d�lire alcoolique et de leur traitement [49], paru l ann�e pr�c�dente, ouvrage qu il recopie
7
Dans cet article Magnan, aprŁs avoir d�crit plusieurs cas pittoresques d ali�n�s d�fenseurs des animaux, rapporte
ainsi la m�saventure qui lui advint lors du congrŁs de Norwich en 1874 � au moment oł je me disposais ą r�p�ter
les exp�riences sur l action comparative de l alcool et de l absinthe, la salle fut envahie par plusieurs individus, ą la
tęte desquels se trouvait un v�ritable �nergumŁne qui, l Sil �tincelant, le visage inject�, vint avec un couteau couper
le lien qui retenait l une des pattes d un chien. Il se disposait ą continuer quand je l �cartai doucement et priai deux
assistants de le maintenir, absolument comme j ai l habitude de le faire pour certains ali�n�s agit�s . � Le c�nacle
des disciples de Claude Bernard , et le Ma�tre lui-męme, dont les exp�rimentations sur l animal lui avaient fait subir
pendant des ann�es les attaques de sa virulente et qu�rulente Fanny, durent appr�cier cette charge contre les antivivi-
sectionnistes.
8
Motet A. Lettre ą Zola du 8 novembre 1875. In : Zola E. Les Rougon Macquart, pr�sent� par H. Mitterand, ([48],
p. 1553 1555).
J.-P. Luaut� / L �volution psychiatrique 72 (2007) 515 530 529
parfois mot ą mot. Magnan restera pour la post�rit� comme un fougueux adversaire de l alcoo-
lisme, c est-ą-dire de � l absinthisme puisque la toxicit� de l absinthe d autrefois, comme des
absinthes actuelles, para�t essentiellement due ą leur support alcoolique.
Remerciements
Nous remercions vivement pour les pr�cisions qu ils nous ont apport�es : M. N. Delorme
des amis du mus�e Claude-Bernard de Saint-Julien (69), M. Guy Gauthier, le Dr P. P�ron-
Magnan.
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